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Je me rends demain au Mining Business Center pour une conférence qui réunira de nombreux acteurs du secteur minier. Ceci a précipité une tâche que je devais réaliser depuis mon arrivée: acheter de l’apparence. Je ne sais quelle idée m’a convaincu de laisser mes chaussures et costards en Europe. Peut-être encore un travail de l’inconscient. Je n’ai jamais aimé ces attirails. Je me suis toujours senti à l’étroit, dominé par une force illogique qui me dépasse. Puis je n’ai jamais compris comment il se faisait que cette tenue-pingouin s’était à ce point universalisée. Comment se fait-il qu’elle désigne une position élitaire dans la majorité des cultures modernes, alors que la diversité vestimentaire des élites a existé auparavant? Certainement un nouveau témoignage de l’impérialisme culturel de l’ouest. Quoi qu’il en soit, les divagations et explications systémiques n’enlèvent rien à la pesanteur des obligations sociales du commun des mortels. Si je veux avoir une chance d’accéder aux hommes et femmes importants du business des mines, si je veux que mes recherches portent leurs fruits, il faut jouer le jeu.
C’est donc seulement poussé dans mes retranchements que je m’en suis allé aux fripes d’Analakely. Un espace qui s’étend à partir de l’avenue de l’indépendance.

J’avais essayé les fripes au pied du stade barrea. Cet éléphant blanc, financé à millions de dollars sur fonds public, construit au milieu de populations qui n’accèdent pas à l’éducation, inauguré en grande pompe par le président.

Ce passage aux fripes avait été un avant-goût des marchés non alimentaires malagasy. Puis il y a eu aussi l’achat de mon deux roues qui m’avait propulsé dans le tumulte du 67. Qu’on appelle le bas quartier. Où garagistes ont comme seule devanture un bout de trottoir, où les échappements se mêlent à l’humidité de la pluie de la veille, où l’horizon est noirci, car nous sommes dans la rue de la mécanique.
Aujourd’hui, contrairement à ces sorties précédentes, je fus pris d’inspiration. Je suis souvent pris d’ivresse littéraire où j’ai besoin, dans l’immédiateté, de coucher ce qui apparaît comme un puzzle conceptuel qui s’emboîte enfin. Puis je prends, comme un drogué, papier, puis crayon et rien ne sort. Aujourd’hui les goûts et les couleurs valsaient. J’étais content de sortir de ma position d’équerre, entre ma chaîne et mon bureau. Je me suis laissé porter. Une fois crayons à la main, l’inspiration est restée.
José m’y a accompagné dans son taxi. Lui actif dans le tourisme, a dû, à cause du covid, “pour ne pas rester les bras croisés”, se reconvertir en chauffeur pour assurer un minimum de son niveau de vie. Se promener à Analakely est apparemment dangereux pour les étrangers. On range alors son vangovango, ce qui brille et on met son téléphone à l’abri. José a relativisé les agressions que les blancs subiraient dans ce quartier: “ce n’est pas tous les jours”. Il a quand même tenu à m’accompagner tout le long – confirmant ainsi l’avis de plusieurs âmes à qui j’avais demandé conseil.
Le marché des vêtements de seconde main apparaît comme la chute brutale d’un objet lourd et volumineux dans le décor. On marche dans le paysage usuel de Tana et tout d’un coup, au tournant, les échoppes occupent tout l’espace, les rues deviennent des couloirs, les chaussures pendent comme des perles enfilées, le brouhaha résonne de bouche en bouche et on se bousculerait presque. Je dis presque, car il y a une forme de lenteur dans cette agitation qui donne l’impression que le temps se suspend.

La zone du marché induit son rythme. Rythme bâtard, lent, surtout pour moi, quand tout a encore le goût de la découverte, et que l’habitude n’est pas assez rodée pour tempérer le flot de stimulations. Mais aussi un temps rapide tant les décisions peuvent être prises irrationnellement, tant les couleurs passent, tant les objets sur les étalages fourmillent. D’où viennent-ils? Il y a le lot de Chine, le “neuf”, “la bonne qualité” disent les vendeurs. La Chine a le mérite d’avoir su combler à la fois la demande textile des riches et des pauvres de ce monde. Car ces produits ont en réalité une durée de vie très limitée. Puis il y a les secondes mains. Ce qui a déjà été utilisé. On m’avait dit à Nosy Be (en mars dernier) que ces vêtements arrivaient en contener depuis l’Europe. D’autres disaient que ce sont les étrangers qui se débarrassaient par kilo de ces vêtements usager. On ne sait plus qui croire ici. Les gens parlent avec tellement de certitude qu’on serait presque amené à être convaincu par une phrase qui finirait avec l’argument inverse de sa prémisse. Ce qui est vrai, comme m’a dit un Serge en interview, c’est que Madagascar n’a pas eu a inventé l’économie circulaire. La métaphore est puissante, presque dégradante, l’Afrique obtient les restes de ce qui est délaissé ailleurs [1].
Je me suis efforcé au long de mon escapade dans les allées marchandes d’Analakely de ne pas fixer mes pieds. C’est compliqué à faire, car le chemin est accidenté, la circulation parfois surprenante et ma cheville fatiguée par une blessure de football. Quand j’arrivai à lever les yeux, je restais subjugué par les âmes présentes autour de moi. Je suis encore le seul blanc. Est-ce dû à la chute du tourisme à Madagascar? Je ne comprends pas la réponse que me donne José à cette question. En tout cas il sait où se trouvent les vendeurs de costards, qui littéralement occupent 10 mètres carrés, 5 échoppes, dans l’une des centaines de couloirs du marché. Lui, natif de Tana, sait se repérer dans ce paysage où je peine à fixer des repères. Il me dit aimer la ville malgré le fait que sa mère vit dans le verdoyant Antsirabe. J’ai fait quelques randonnées là-bas il y a deux semaines. J’ai même réussi à oublier la pollution pendant quelques jours et côtoyer les espèces endémiques du pays.

Parmi les vendeurs de costards, il y a les plus insistants. Ceux qu’on veut éviter. On sent dans le regard qu’il faut éviter ces énergumènes. Non pas que mes premiers jugements ont toujours été corrects, mais à force d’être pris pour un portefeuille ambulant (ce qui n’est pas loin de la vérité d’ailleurs) on finit par flairer, avec plus ou moins de réussite, qui va vous retourner à l’envers. La qualité des costards? Médiocre. Sur la manche cousue, une étiquette Hugo Boss que le vendeur nous fait remarquer. Sur l’envers du vêtement, on trouve cependant des signes chinois. 600 000 FMG pour le haut on me dit. Ici les Gasy, négocient pratiquement qu’en Francs malagasy. Une monnaie éteinte depuis 2005. Ils négocient en FMG, mais sont payés en Ariary, la monnaie qui a effectivement cours. Il faut diviser le montant FMG par cinq [2] pour obtenir le montant en Ariary. Ici ils font l’opération naturellement dans leur tête, mais on quand même des difficultés à vous l’expliqué en parole. Puis pour avoir le montant en euro il faut diviser le montant par 4500 qui est plus ou moins le cours auquel s’échange l’euro à l’heure où j’écris [3]. Dans le fond du magasin en bois, dont l’arrière-boutique est séparée par une rangée de costards suspendus, je sors ma calculatrice. Je fais l’opération avec, dans le fond, les sonorités insistantes du marchandeur. 600 000 FMG c’est plus de 100 000 ariarys. C’est trop cher.

Trop cher pour qui? Pour quoi? Dans ces moments d’échange transculturel, on ne sait plus bien à quelle normalité on a à faire. 22 euros pour un haut de costard de piètre qualité est-ce vraiment cher en Europe? Ça l’est pour le niveau de vie malagasy. On me fait certainement un prix de blanc. Je n’en sais rien. Il y a des fois où je me suis habitué au prix ayant cours à Madagascar. La course de taxi se fixe autour de deux euros. Mais ont s’habitue à monnayer avec les billets locaux. Cela fait 10 000 ariarys la course de 15 minutes. On me propose 20 000 je m’insurge. C’est quatre euros. Certes la voiture n’est pas une berline, mais elle fait le taff. Je reviens à Boltanski. Qui nous parle de matrice de prix qui se fige dans nos cerveaux. Demandez aux Français combien une baguette doit coûter et ils vous répondront sur le champ. L’expérience française en Belgique est à ce titre informant: la baguette est trop chère pour ce qu’elle est. Petit à petit, à force de vivre et d’échanger on s’habitue à la normalité du prix de la course, au montant des fruits et légumes, au plat en restaurant, au coût du masque (100 ariarys en temps normal, 500 ariarys aujourd’hui), au prix du café (environ 5000 ariarys, soit un euro), au prix d’un t-shirt en fripe (3 euros), au coût de l’essence et à ceux des médicaments. On maîtrise relativement aisément les prix malagasy, les équivalences, mais on oublie trop souvent le poids de nos encaisses. Il est impossible pour un blanc ici (sauf quelques extrêmes exceptions) de sentir ce qu’est le prix local, c’est qu’est un produit cher, ce qu’est un sacrifice pour le budget, c’est qu’est une concession pour pouvoir manger aujourd’hui. Nous jouons au négociant du haut du pouvoir de nos portefeuilles. 100 000 ariarys pour un de costard c’est peut être le quart, parfois la moitié, des encaisses monétaires mensuelles de certains (de beaucoup) de malagasy. C’est cher. Même si le marché d’Analakely est censé est un endroit peu cher. 22 euros un haut de costard pour moi ce n’est pas cher avec mes euros venus du Luxembourg. Mais je joue quand même le jeu, j’ai eu un haut à 40 000.
Je continue à divaguer. Les êtres ici me subjuguent. Car ils sont conduits, par les contingences, mais conduits tout de même, à vendre. À vendre toute sorte de choses. Il y a les vendeurs de sachets d’épices assis sur le trottoir, ceux aux étalages bien aménagés et ce vendeur de musique, sa table posée entre le vendeur de chaussures et la vendeuse de fournitures scolaires. Boitillant dans ces allées je m’arrête net. XOGN, DJ bruxellois ayant vécu au Sénégal et qui a fait bougé les boîtes de Dakar, m’a conseillé de diger la musique locale de la sorte. Il faut aller voir ces vendeurs, voir ce que les Malagasy écoutent. Je me suis pris de passion pour la guitare du Tsapiky, musique de la région de Tuléar (Toliara en malagasy). Je prends son dossier entier. 7 go a 20 000. Un bon prix. Est-ce de l’appropriation culturelle? Quoi qu’il en soit la semaine prochaine j’irai chercher le Salegy, de la région de Sofia.
Ce qui me bouleverse le plus ce sont ces adolescents, aux faces encrassées, dont le capital se résume à leurs vêtements déchirés, pieds nus et qui déambulent dans cet endroit en ne vendant qu’un seul et unique produit: litchi, clé USB, sachet de poivre, sapins de Noël en plastique, journaux, casquettes, inclassables friandises, claquettes, café ambulant à servir dans des coupelles… Tout cela souvent en équilibre précaire sur les épaules ou au bout de cordes… Ce sont des gens que l’ont croise en général que le temps d’une seconde. Quand on interagit avec eux c’est souvent pour hocher négativement de la tête, dans un geste qu’on prendrait comme du dédain s’il nous était adressé par un proche. J’essaye au mieux de garder le sourire, même dans les moments d’impatiences. Je ne sais comment mes gestes sont accueillis. Car il est impossible de connaître ces gens qu’on ne croise qu’un instant. Je me demande souvent comment ils espèrent modeler leur destin. Comment ils y pensent ? Quel est leur rapport au futur? Quelles sont leurs aspirations? Appadurai soutient “que ce que l’on peut appeler « la capacité à aspirer » est inégalement réparti et que sa distribution asymétrique est une caractéristique fondamentale, et pas seulement un attribut secondaire, de l’extrême pauvreté.” [4] J’imagine ces gens arrivés récemment du sud. Peut-être fuyant la sécheresse. L’exode rural du vingt et unième siècle. Je les imagine arrivés dans les bidonvilles de Tana, très vite forcés à se procurer du numéraire. Les réseaux de solidarités existent certainement. Mais on vit difficilement sans argent dans la capitale, au contraire de Nosy Be où la nourriture tombe a vos pieds. Ils doivent certainement tomber dans des réseaux organisés par des grossistes. Qui avancent la marchandise. La journée passée a cherché des acheteurs. La contingence. Puis la tombée de la nuit doit être synonyme d’une dette à s’acquitter. Il faut certainement payer un intérêt au fournisseur. J’avance tout cela sans preuve. Ce n’est le fruit que de mon imagination. Mais ça collerait au paysage. Une fois la dette payée, le reste du gain de la journée est utilisé pour se sustenter, et recommencer le lendemain. Un horizon limité, comme obstrué. Qu’est-ce que ça fait de ne pas voir au-delà de demain?
Certes dans ces marchés on voit beaucoup de misère. Mais on y ressent aussi une force de vie, un élan de préservation, des âmes qui s’accrochent. On y voit des rires qui accentuent par moment les sourires. On devine de la taquinerie dans les voix. De la camaraderie de galère.
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NH
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Notes:
(1) Toujours sur l’économie circulaire, j’ai parlé à Kino dans la file des distributeurs de la Société Générale. Ce malagasy portait un maillot 2021 du PSG. Dans un état presque parfait si on passe kes détails du logo Jordan attestant que le produit est une copie. Je ne sais comment cette connaissance immédiate est née en moi. Le pouvoir des marques. Après un échange amical il me dit qu’il a passé sa journée à réparer sa voiture. Qui en occident répare encore soit-même ce qui tombe en panne? Je lui ai dit que les Malagasy sont débrouillards. Cela l’étonnait presque que je lui dise que les gens ici ont certainement beaucoup plus de skills que par chez nous. Il me répond qu’ici on n’a pas le choix, la débrouillardise c’est un réflexe de survie pour un pays “en développement”. En développement. On en reparlera. Madagascar l’économie y est circulaire par nécessité, pas par vanité.
(2) On me dit que c’est lié à la pièce de 5 francs du temps de la colonisation.
(3) fait notable, il y a le cours officiel fluctuant tous les jours qui, me dit-on (serge) est maitrisé parfaitement par les cambistes de l’avenue de l’indépendance. Puis il y a le cours auquel on s’habitue, 1 euro pour 4500 ariarys, qui colle à la tête et sur lequel on base nos échanges pendant longtemps. Il serait intéressant de demander à ceux qui ont passé plusieurs années ici comment le taux “habituel” change effectivement en pratique.
(4) “As one element of my own work with a global network of housing activists, working on the problems of slums, housing and eviction among the poorest urban citizens, I have argued that what may be called “the capacity to aspire” is unequally distributed and its skewed distribution is a fundamental feature, and not just a secondary attribute, of extreme poverty” Arjun Appadurai, The future as cultural fact, 2013.