La pollution à Tana c’est d’abord les embouteillages. C’est d’ailleurs la rengaine préférée des chauffeurs de taxi qui ne maîtrisent pas le français. Le mot “embouteillage” associé à “problème” peut remplir avec brio les moments de blanc d’une course. On s’y habitue à ces embouteillages. Certains disent qu’ils se forment à heures fixes, d’autres affirment qu’il est impossible de les prévoir. Une sorte d’effet papillon appliqué à la circulation des hauts plateaux. Quoi qu’il en soit, ils sont là tous les jours. À l’exception du dimanche – même s’il m’est déjà arrivé de m’y retrouver bloqué à la sortie des églises. L’accumulation de véhicule sur la route donne un arrière-goût à l’air qui me rappelle mes aventures passées avec la cigarette. La respiration se fait plus difficile. La gorge gratte. Un poids constant se pose sur vos poumons. Je soupçonne que l’usage principal des masques ici n’est pas lié au covid (que l’Académie française me pardonne, mais le nom de ce foutu virus sonne mieux au masculin), mais bien aux échappements fossiles. J’ai déjà rencontré deux Malagasy dans la trentaine ayant des problèmes pulmonaires. Même si nos villes européennes ne performent pas forcément mieux en termes de nuisance du trafic (hormis les saintes Amsterdam et Gand), il faut dire qu’ici la pollution est plus agressive. Je ne sais plus quelle rencontre m’a dit un jour : “plus de la moitié de ce qui circule ici ne passerait pas le contrôle technique en Europe”.

Peut-être que le plus impressionnant sont ces nuages de fumées, tantôt blanchâtres tantôt grisonnants, qui se suspendent au-dessus de la ville.

Je les ai vus ce week-end au cours de 13 km de randonnées à la périphérie Est de la ville autour d’Ambohimalaza et de Mahatsinjo.

Un de mes partenaires Malagasys de marche me disait combien “l’accueil incontrôlé” de l’exode rural accentuait le problème de la pollution – exode poussée par le rêve de richesse propulsé par les vidéos accessibles en 4G, mais certaine aussi par la famine qui sévit dans le sud actuellement.

C’est une hypothèse. La plupart des vahaza ici disent se faire à cette pollution. En tant qu’ancien fumeur je peux comprendre : l’homme supporte avec une effrayante aisance ces/ses poisons.
J’ai eu un soir une discussion très prenante avec ma colocataire à ce sujet. La question que je suggérais alors à nos échanges était la suivante : est-ce les riches ou les pauvres qui sont responsables de l’air irrespirable de Tana? En filigrane, en arrière-plan de cette question, il y a celle de qui sont les principaux consommateurs de pétrole à Madagascar. J’ai cru bon d’entamer la discussion en demandant si une classe sociale était responsable de la congestion automobile plus qu’une autre ?
On entend dans les rues que les taxis B sont responsables des bouchons par leurs arrêts incessants. Les taxis B, des bus Mercedes d’une trentaine de places, c’est le transport du pauvre. En moyenne 500 ariarys par trajet, soit environ 10 centimes d’euro. La majorité de gens se déplace ainsi, ou alors à pied ou en vélo pour les plus téméraires. Les taxis B sont des coopératives de chauffeurs ou la propriété de riche malagasy me dit-elle. C’est vrai que ces minibus sont à chaque coin de rue, qu’ils virent de direction sans regarder leurs angles morts et que leur prise de passager en roulant ralentit la circulation. Mais à côté des taxis B il y a foule de taxi-voitures de marque française, blanc cassé, retapé aux pièces chinoises (les clignotants font des bruits de camion qui recule), des hordes de scooters et aussi, et surtout, des 4×4 ou SUV.

J’essayerai peut-être un jour de produire des approximations concrètes de qui sont les responsables des embouteillages. J’ai des idées. Mais si je devais répondre à au doigt levé je dirais que de retirer les taxis B de la circulation n’empêchera pas Tananarive d’être bouchée. Par contre, si on retire les véhicules personnels, tout sera bien plus fluide. J’en suis presque sûr.
La pensée par abstraction c’est bien, mais je doute qu’il soit facile de retirer ces véhicules personnel de la circulation. D’abord parce qu’ils sont prisés pour des raisons de sécurité, peut-être de pratique, mais aussi, et je crois surtout, pour des questions sociologiques. Ces Sport Utility Vehicle dont les indices de pollution sont parmi les plus hauts, sont des véhicules de prestiges, agissent comme des dépenses somptuaires, pour montrer qui on est.
La consommation ostentatoire est un trait indéniable de la culture malagasy (du moins dans la capitale). Je ne sais si cette graine a été plantée par les Français – après tout beaucoup de sociétés humaines marchent à la civilisation des mœurs, et spécialement à l’heure où la mode rythme la consommation mondiale. Le “malagasy commun” nous dit Aina Andrianavalona Razafiarison, est un être hypersocialisé, qui cherche à maintenir l’apparence de sa position dans la communauté. Accéder au titre de notable (raiamandreny) dans son cercle serait un objectif partagé par beaucoup. On pourrait penser donc que la possession de SUV signale un prestige d’apparence. D’autres diraient qu’ils sont le reflet d’un mode de vie impérial.
Le lecteur lit peut-être entre les lignes. Je pense que ce sont les riches qui polluent (le plus) à Tana, comme ils polluent généralement à Madagascar. Cela se déduit aussi de la consommation énergétique. En scrutant les statistiques de la Banque Mondiale, on se rend compte que seuls 8% de la population rurale a accès à l’électricité – alors qu’elle représente 80% de la population malagasy. Le reste de la consommation se concentre donc à Tana, et dans les autres grandes villes. C’est à partir de pétrole, en grande majorité, que l’on produit de l’électricité sur la grande île. Et les villes, premières consommatrices, sont les lieux de résidences des élites économiques, financières et politiques (qu’elles en locales ou étrangères).
Pour être tout à fait juste sur les origines de la pollution, il faudrait aussi intégrer le transport de marchandises en camion [1]. Peu de doutes ici aussi qu’il vient alimenter les villes en particulier [2]. Il s’agirait alors de questionner qui consomme les biens d’imports ? Ces questions seront probablement élucidées au fil de mes recherches ici.
Mon hypothèse ? La plupart des produits finis (manufacturés) sont à destination des villes, des classes moyennes ou aisées (parmi lesquelles on compte beaucoup d’étrangers). Ils viennent alimenter les supermarchés et les magasins de neuf. Le reste de la population profite de ces biens finis de manière très indirects. L’homoeconomicus malagasy est un débrouillard. À défaut d’avoir les moyens financiers d’acheter du neuf, il réutilise. L’économie informelle de la débrouillardise mériterait un article complet.
Je ne dis pas que les populations pauvres sont exclues du pétrole et que l’ensemble de la population n’y joue pas sa partition. Lorsque les rouages des économies comme les nôtres sont si dépendants du pétrole, c’est toutes les strates de la société qui y sont mêlées. Cela serait faire erreur que d’affirmer l’inverse.
Je soupçonne par exemple une large partie de bien finie, mais de médiocre qualité, d’être en provenance de Chine et inonder les étalages informels, les marchés permanents ou temporaires, les plateaux de ces hommes-vendeurs ambulants que Braudel appelle les colporteurs, les mini-magasins en bord de route où l’on trouve des produits alimentaires industriels, des casques de moto en plastique, des panneaux solaires de énièmes mains… [2]
La consommation de pétrole est aussi, pour beaucoup, une consommation de survie. Je devrais retrouver cet enregistrement où un chauffeur de taxi m’explique comment il organise sa consommation de pétrole dans la journée. Elle est déterminée par le montant de ses encaisses. Il ne peut pas se permettre de faire le plein, par manque de cash. On remplit le réservoir en fonction de la clientèle du jour, presque à la course, afin de garder assez de cash pour rentrer chez soi, et assez de marge pour manger au quotidien. Il y a-t-il des économies de possible ? J’en doute. En tout cas, il faut agilement déterminer le niveau de carburant restant, la distance à parcourir avec le prochain client, le carburant que cela consommera pour arriver à destination et son coût. Cela nécessite de l’agilité comptable surtout lorsque les compteurs ne fonctionnent plus. Cette comptabilité à l’heure, à la journée, se fait, il me semble, par réflexe, par habitude. Spinoza en parlerait comme une connaissance du troisième genre [3].
Je retrouve dans cet exemple toute la sociologie de Boltanski qui nous explique comment la structure des prix se stabilise dans l’esprit des acteurs économiques : les opérations se font naturellement. Les prix, au fil de leur pratique, deviennent justes, normaux voir naturels. Le coût du carburant est intériorisé dans les gestes des chauffeurs, ils sont capables d’envisager la rentabilité d’une course et de jouer sur la couleur de peau pour faire grimper la marge. Mais cette stabilité des prix est très fragile à Madagascar. Lors d’un entretien avec un (brillant) économiste malagasy, celui-ci me disait que le prix du pétrole était artificiellement maintenu en dessous des prix internationaux. L’État subsidie le prix à la pompe, car si celui-ci devait augmenter cela entraînera des contestations sociales. Pourquoi ? Car l’économie malagasy, comme la plupart des économies contemporaines, est en perfusion de pétrole. Rien qu’à Tana, une hausse, même de quelques centaines d’Ariarys, du prix du carburant pourrait bouleverser la structure des prix des acteurs, et faire augmenter en cascade le coût de la vie de nombreux secteurs et activités économiques. Cela fait étrangement penser aux gilets jaunes pour qui l’augmentation de quelques centimes d’euros du carburant, après une décision du gouvernement, se répercutait violemment sur le coût de la vie, chamboulait les perspectives et les rêves d’une part immense de la population.
Nous sommes dans un équilibre précaire.
[1] : pour être réellement tout à fait juste, il faudrait ajouter la consommation de charbon à Madagascar, qui est l’apanage de la partie la plus modeste de la population (c’est le plus économique, mais aussi et surtout le plus accessible quand les infrastructures sont inexistantes) et qui participe grandement à la déforestation. Les fumées que j’ai aperçues en randonnées sont aussi produites par cela, j’ose imaginer.
[2] : À tout cela s’ajoute les imports en produits de consommations intermédiaires, qui eux aussi sont destinés aux villes ou aux lieux touristiques (je pense aux ciments dont le prix post-covid a explosé après des ruptures de chaînes de valeur).
[3] : Evidemment cette comptabilité est parfois très incorrect. Combien de course ai-je faite avec l’impression d’avoir anarqué le chaffeur: trop d’embouteillage, de détour, d’imprévu…